Page de dictionnaire, mot pluralisme

Par Thibaut CANUTI
Conservateur en chef des bibliothèques
Directeur des médiathèques de Martigues

 

« Mon bibliothécaire idéal, [...] c'est un homme qui, le soir venu,
quitte sa bibliothèque pour aller combattre des idées dont il a veillé,
dans la journée, à ce qu'elles soient représentées dans les collections ».


Jean-Luc Gautier-Gentès, Lettre à une jeune
bibliothécaire
, in Une République documentaire,
Éditions de la Bibliothèque publique d'information,
Centre Pompidou, 2004

Dans le monde des bibliothèques publiques, un consensus éthique, philosophique et démocratique s’est imposé autour de la pluralité des collections, spécialement depuis les incidents de la fin des années 90 survenus dans des villes comme Orange, Marignane ou Vitrolles.

Le pluralisme documentaire est le corrélat de l’encyclopédisme qui postule que les bibliothèques publiques entretiennent des collections qui couvrent tous les champs disciplinaires des œuvres de l’art et de l’esprit. Ainsi la pluralité des collections, au sein de l’encyclopédisme, consisterait à assurer la représentation de tous les courants de pensée, de tous les genres, de toutes les méthodes, de tous les styles, sans qu’aucun ne s’y affirme au détriment des autres.

Longtemps dépourvue de loi spécifique aux bibliothèques garantissant le pluralisme, la profession n'a cessé d'affirmer son attachement à cette valeur centrale à travers des textes et des chartes.

En ce sens, l’ABF (Association des Bibliothécaires Français) donne en 1998 du pluralisme la définition suivante :

Le pluralisme est une conception qui affirme, par principe, la légitime diversité des individus, des opinions, des savoirs, et des pensées. Cette définition fait écho aux termes d’éclectisme, d’encyclopédisme, d’universalisme et à la notion de tolérance qui sont les fondements de la déontologie du bibliothécaire. Parce que le pluralisme consiste, non pas à utiliser la bibliothèque comme instrument de propagande, mais à assurer la représentation de la plus grande variété possible de sujets, de cultures, d’auteurs, de styles…, il concourt grâce à une information multiple à développer le sens critique du lecteur et non à l’embrigader.

Le pluralisme figure parmi les objectifs à valeur constitutionnelle, sur le fondement de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (doctrine établie par le Conseil constitutionnel à l’occasion de plusieurs décisions entre 1986 et 1993)

Presse imprimée (84-181 DC et 86-210 DC)
« la libre communication des pensées et des opinions (...) ne serait pas effective si le public auquel s’adressent ces quotidiens n’était pas à même de disposer d’un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents »

Communication audiovisuelle (86-217 D.C. et 93-333 DC)
« disposer, aussi bien dans le cadre du secteur public que dans celui du secteur privé, de programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractères différents dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information »

Le Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique proclame en 1994 que « Les collections et les services ne doivent être soumis ni à une forme quelconque de censure idéologique, politique ou religieuse, ni à des pressions commerciales » (page 2).
Source : Manifeste de l'UNESCO sur la bibliothèque publique, UNESCO, 1994.

Après le choc des premières municipalités FN en 1998, l’ABF (Association des Bibliothécaires Français) s’insurge et pose les bases :

« Le pluralisme consiste, non pas à utiliser la bibliothèque comme instrument de propagande, mais à assurer la représentation de la plus grande variété possible de sujets, de cultures, d’auteurs, de styles..., il concourt grâce à une information multiple à développer le sens critique du lecteur et non à l’embrigader. Dans le domaine politique, la bibliothèque doit donc présenter la plus grande diversité des mouvements, des idées, et accompagner de textes critiques les documents émanant des différentes tendances politiques ».

Rayon politique de la médiathèque

Le Code de déontologie du bibliothécaire énonce : « Le bibliothécaire favorise la réflexion de chacun par la constitution de collections répondant à des critères d’objectivité, d’impartialité, de pluralité d’opinion. […] il s’engage dans ses fonctions à : - Ne pratiquer aucune censure, garantir le pluralisme et l’encyclopédisme intellectuel des collections, - Offrir aux usagers l'ensemble des documents nécessaires à sa compréhension autonome des débats publics, de l'actualité, des grandes questions historiques et philosophiques ».
Source : Code de déontologie du bibliothécaire, ABF, 2003.

L’ABF rappelle également qu’ « Aucune pression politique, religieuse, syndicale ou sociale ne doit être acceptée qui viserait, par quelque moyen que ce soit, à influer sur les acquisitions de la bibliothèque, notamment au détriment d’une pluralité d’opinion nécessaire à l’information des citoyens ».
Source : Devoir de pluralisme en bibliothèque : l'ABF vigilante, ABF, abf.asso.fr, 13 juin 2017.

En 2022 enfin, la notion de pluralisme entre enfin dans la loi, votée à l’unanimité à l’Assemblée Nationale et au Sénat par l’ensemble des sensibilités politiques.

Ainsi la loi Robert (2022) fixe pour la première fois l’exigence de pluralisme et de diversité des collections ainsi que la responsabilité des professionnels dans la définition et la mise en œuvre d’une politique documentaire, l’assemblée délibérante ayant à connaître les orientations générales en la matière. L’exemption de « toutes formes de censure idéologique, politique ou religieuse ou de pressions commerciales » devient un principe protégé par la loi.

ARTICLE 5 | CP art. L310-4. Les collections des bibliothèques des collectivités territoriales ou de leurs groupements sont pluralistes et diversifiées. Elles représentent, chacune à son niveau ou dans sa spécialité, la multiplicité des connaissances, des courants d'idées et d'opinions et des productions éditoriales.

Malgré la loi Robert, la vigilance de la profession reste de mise, en effet, l'année 2021 a marqué les débuts d'une vague de censure sans précédent à travers les États-Unis. Des parents d'élèves, des groupes de pression et des représentants politiques ont exigé le retrait de nombreux ouvrages des collections des bibliothèques scolaires ou publiques, arguant que les textes étaient " obscènes ", voire " pornographiques " et inadaptés aux enfants et adolescents. Ce mouvement a suscité la réaction des professionnels. Ainsi, l’IFLA (International federation of library Association) rappelait par la voix de sa présidente Barbara Lison :
« Face à la montée des efforts déployés par des individus et des hommes politiques (élus démocratiquement ou non) pour utiliser le retrait ou l'interdiction de livres afin d'imposer aux autres leur propre vision du monde, il est vital pour la profession de bibliothécaire de réaliser sa mission de défenseur de la liberté intellectuelle. En effet, au cœur de la position de l'IFLA sur la liberté intellectuelle se trouve la conviction que "la sélection et la disponibilité des documents et des services de bibliothèque sont régies par des considérations professionnelles et non par des opinions politiques, morales et religieuses ».
Juin 2023 -Empowering libraries to lead in developing collections: President’s statement on censorship – IFLA

En somme, le pluralisme des collections est au centre de la politique documentaire des bibliothèques publiques. Assurer la pluralité des opinions et des expressions, dans le strict respect de la loi, est non seulement la garantie du libre exercice citoyen et démocratique des individus, mais aussi de l’égalité de tous, quelles que soient les opinions et obédiences de chacun, devant le service public.

Le pluralisme documentaire fait de la bibliothèque publique cette institution unique, consubstantielle à l’idéal républicain. Les bibliothécaires sont les vigies de ce principe, les bibliothèques publiques apparaissant comme des baromètres de l’état d’avancement démocratique d’une société.

Pour aller plus loin :

Plusieurs journaux étalés sur une table