photographie d'une mère au lit avec son enfant entre les jambes, le livre devant l'enfant

De l'importance de lire aux enfants.

1. Introduction : La lecture partagée, un acte fondateur

Quand on raconte une histoire à un bébé, le plaisir qu'il en tire rejaillit sur la mère. Il possède un pouvoir extraordinaire : tout ce qu'il fait, ses mimiques, ses cris, les mouvements de son corps font réagir son entourage. Au cours des séances d'animation, c'est cet échange qui donne un sens à ce qui se passe entre le conteur, l'enfant et les parents.

Le livre est un support de l'échange entre les enfants et les adultes, et il relie aussi l'individu à la communauté à laquelle il appartient.

Les livres, c’est bon pour les bébés ! – Marie Bonnafé

Lire avec un tout-petit n’est pas un simple geste fonctionnel, une activité comme une autre. Il s’agit d’un acte symbolique fort, qui participe à la construction de l’enfant en tant que sujet pensant, sensible, reconnu dans sa dignité. Lire, c’est dire à l’enfant : « Tu existes pour moi, tu es digne d’attention, tu es une personne ». Marie Bonnafé, dans son ouvrage fondateur Les livres, c’est bon pour les bébés, insiste sur cette idée : la lecture adressée au tout-petit est une manière de lui transmettre une parole humaine, une voix pleine de sens, bien avant que l’enfant ne rentre dans le langage.

Ce temps partagé autour d’un livre est un moment de relation : un espace suspendu, hors de l’urgence et de la quotidienneté des pratiques professionnelles quotidiennes qui vous absorbent, où adulte et enfant s’écoutent, s’observent, s’accordent. La « lecture » est en fait un rituel de rencontre, un lieu d’échange préverbal et verbal qui engage le corps, la voix, le regard, les gestes. C’est une parenthèse, un temps de confiance et de plaisir partagé.

Ainsi, si la lecture est bénéfique pour l’enfant, elle l’est aussi pour l’adulte qui la propose. Tel est le point central de notre réflexion de ce jour : montrer que la lecture avec le tout-petit est un levier de développement, d’ouverture et de ressourcement pour l’enfant mais également pour les professionnels de la petite enfance.

Ainsi, il est primordial de rappeler que la lecture n’est pas une technique, mais un moment de relation. Dès la petite enfance, elle offre un espace où se tissent les premiers liens symboliques et affectifs entre l’adulte et l’enfant.

2. Les bienfaits de la lecture pour l’enfant : un rappel essentiel

Avant d’explorer ce que les professionnels peuvent retirer de cette pratique, rappelons quelques fondamentaux sur l’impact de la lecture sur le développement du tout-petit.

2.1 Le développement du langage et de la pensée symbolique

La lecture offre à l’enfant des modèles de langage soutenus, variés, riches, souvent plus élaborés que ceux du langage courant. Entendre des phrases complètes, structurées, rythmées, participe à la construction du langage oral, et plus tard à l’accès à l’écrit.

René Diatkine, pédopsychiatre et psychanalyste, a montré que le développement mental de l’enfant passe par l’internalisation de structures symboliques : les récits lus à haute voix contribuent à cette organisation de la pensée.

2.2 L’accès au monde symbolique et à l’imaginaire

Le livre n’est pas un simple outil de langage : il est aussi une ouverture à des mondes imaginaires, à des représentations, à des univers esthétiques. Tony Lainé décrivait la lecture comme une enveloppe narrative protectrice, qui permet à l’enfant de s’avancer dans le monde en toute sécurité, avec des repères et des rituels. Il insistait sur la fonction contenante de la parole et du récit dans la construction du psychisme.

2.3 Une sécurité affective et une relation contenante

Lire, c’est aussi rassurer. La voix répétitive, les structures récurrentes, le rythme du texte, tout cela contribue à créer un cadre sécurisant. L’enfant anticipe, reconnaît, se sent accueilli. Cette relation contenante permet l’émergence de l’autonomie psychique. Elle constitue évidemment un éveil à la culture, à la diversité des formes narratives, des images, des sons. Elle fait sens.

3. Les bienfaits de la lecture pour les professionnels de la petite enfance

3.1 Lire, une pratique de ressourcement culturel et sensoriel

Lire à un enfant, c’est accéder à une création littéraire, artistique, graphique. Les albums pour enfants, aujourd’hui, sont d’une richesse extraordinaire : illustration, rythme du texte, choix typographiques, structure narrative. Le professionnel, en explorant ces albums, nourrit sa propre sensibilité, se reconnecte à l’imaginaire, à la poésie, à l’humour, interroge le rapport entre le texte et l’image, questionne le sens des choses, il s’autorise une forme d’éducation aux arts, par imprégnation.

C’est une forme d’éducation artistique et culturelle continue : non scolaire, non formelle, mais une propédeutique à la lecture profonde dont on sait qu’elle décline notamment dans les pratiques culturelles des jeunes français d’aujourd’hui. L’adulte lit avec son corps, sa voix, ses émotions, son regard est en lui-même une page captivante pour le tout-petit. Il (re)découvre le plaisir immémorial du conte, de l’action, des jeux de mots, la polysémie des images. Ce ressourcement est essentiel dans les métiers de la petite enfance, très sollicités physiquement et émotionnellement.

La lecture avec les tout-petits contribue à l’épanouissement personnel, au renouvellement de l’enthousiasme professionnel, au plaisir d’apprendre tout au long de la vie.

Cf. Certains albums revêtent une grande richesse artistique : Petit-Bleu et Petit-Jaune de Leo Lionni, La couleur des émotions d’Anna Llenas, etc.

3.2 Lire comme espace de régulation et de calme

Le quotidien des structures petite enfance est marqué par une grande intensité : pleurs, sollicitations multiples, rythme soutenu, déplacements, soins, conflits, transitions chaotiques. Dans ce tumulte qui est aussi celui de la psyché du tout-petit lui-même, lire devient un acte de décrochage, une parenthèse, un îlot de douceur où comme pour le jeu, les sens et l’imagination sont activement sollicités. Il s’agit d’un moment de co-présence apaisante, où l’adulte et l’enfant peuvent se recentrer ensemble et s’extraire du réel (ce qui n’empêche pas au demeurant de l’aborder – le réel - par la littérature ! Les ouvrages de l’auteure Jeanne Ashbé en sont l’exemple parfait).

La lecture produit des effets physiologiques avérés : baisse de la tension nerveuse, ralentissement du rythme cardiaque, concentration. L’adulte aussi entre dans un autre rythme, une temporalité plus lente, plus ancrée. La lecture peut être aussi pour vous une pause salutaire propice à redémarre une autre séquence de la journée, à s’apaiser ensemble.

Les chercheurs en psychologie de l’enfant parlent de co-régulation : l’adulte apaise l’enfant, et l’enfant apaise l’adulte par l’attention partagée.

Cf. Les travaux de Boris Cyrulnik sur l’attachement, ou encore ceux de Jean Epstein sur le rythme dans les lieux d’accueil du jeune enfant.

3.3 Une relation plus juste et plus riche à l’enfant

En lisant, le professionnel change de posture : il n’est plus dans l’encadrement ou la quotidienneté, mais dans une adresse singulière à un enfant, ou à un petit groupe. Il regarde, il écoute, il adapte son rythme. Il s’installe dans une relation attentive, ajustée, bienveillante.

Ce moment renforce le lien de confiance. Il permet aussi à l’adulte de percevoir des signes fins dans les réactions de l’enfant : plaisir, étonnement, peur, curiosité. Il devient plus attentif à ce qui se joue de subtil dans la relation. Lire, c’est affiner son intelligence relationnelle.

NB : Il est à noter que cela peut être particulièrement précieux dans des contextes de fragilité (enfants en situation de handicap, parents absents ou en difficulté).

3.4 Le livre comme médiateur entre professionnels

Les albums lus peuvent aussi devenir des supports d’échanges entre adultes : « Tu as vu comme cet album parle de la peur du noir ? », « Cette histoire me touche, j’ai pensé à tel enfant », etc.

Ils favorisent les discussions sur les pratiques, les représentations, les sensibilités. Le livre est un tiers : il invite au dialogue, sans jugement. Dans les équipes pluridisciplinaires, cela peut renforcer la cohésion, la construction collective de projets, et la reconnaissance mutuelle des compétences.

Le livre peut être un support de dialogue interdisciplinaire : auxiliaires, éducateurs, psychologues, bibliothécaires, etc.

3.5 De la vertu de l’exemple de ce modèle relationnel

Lorsque les professionnels lisent un album à voix haute devant les enfants – et que des parents en sont témoins, directement ou indirectement – ils donnent à voir une manière d’entrer en relation avec l’enfant :

  • un temps calme, sans écrans ;
  • une voix douce et rythmée ;
  • une attention portée à l’écoute et aux signes de l’enfant ;
  • un partage d’émotions, de rire, d’étonnement, de tendresse.

« L’enfant apprend à parler dans une relation, et la lecture est une forme de relation très particulière, très précieuse », disait Marie Bonnafé.

Au travers des pratiques de lecture des professionnels de la petite enfance, les parents découvrent une forme d’interaction qu’ils peuvent s’approprier à la maison. C’est un acte de modélisation douce, sans injonction.

3.6 Se réconcilier avec le livre

Dans certains contextes sociaux ou culturels, les parents peuvent entretenir un rapport distant, voire défiant, anxieux, avec le livre :

  • peur de ne pas bien lire ;
  • honte d’un faible niveau de langue ;
  • perception du livre comme un objet scolaire, « sérieux », voire élitiste.

La lecture d’albums en structure de petite enfance permet alors :

  • de désacraliser l’objet-livre, en montrant qu’il peut faire rire, s’attendrir, s’émerveiller, s’émouvoir, reconsidérer le monde et les autres ;
  • de démocratiser l’acte de lecture : il ne s’agit pas de « lire bien » mais de « lire avec » ;
  • d’instaurer une légitimité parentale nouvelle : un parent n’a pas besoin d’un grand vocabulaire ou d’être comédien ou conteur pour partager un temps de lecture avec son enfant.

Tony Lainé soulignait combien certains parents, dès qu’ils sont en difficulté, se sentent « disqualifiés » dans leur fonction parentale. La lecture, simple et partagée, peut au contraire les réhabiliter comme figures d’attachement et d’éveil.

3.7 Sensibiliser en douceur au développement de l’enfant

Quand les professionnels expliquent ou illustrent pourquoi ils lisent certains albums à certains moments (le soir, après le repas, lors de conflits), ils donnent aux parents des clés concrètes pour comprendre le développement affectif, cognitif et langagier de leur enfant :

  • la régularité des rituels (favorise la sécurité intérieure) ;
  • la répétition des mots (soutient le développement du langage) ;
  • l’éveil aux émotions (renforce l’intelligence affective).

René Diatkine, pédopsychiatre et psychanalyste, évoquait l’importance de ces médiations qui permettent aux parents de « se décaler » pour mieux regarder leur enfant grandir. Le livre est précisément l’un de ces objets transitionnels.

Le livre est souvent le premier contact culturel partagé entre un enfant et son parent. À ce titre, la médiation des professionnels de la petite enfance est fondamentale.

4. Intégrer la lecture dans le quotidien : pistes concrètes

  • Aménager un espace lecture chaleureux, accessible, qui sera utile dans la lecture avec l’enfant mais aussi pour confronter directement et sans médiation le tout-petit au livre. Les livres doivent être directement accessibles, ils sont des consommables et non des objets sacrés, une bibliothèque disposant des moyens nécessaires se doit de les mettre à votre disposition et admettre que ces objets sont périssables 
  • Définir des rituels de lecture : à l’arrivée, après le repas, avant la sieste, (à l’occasion d’une crise d’angoisse, de nervosité ?).
  • Créer un binôme lecteur/tout-petit régulier pour favoriser les affinités et la sécurité relationnelle.
  • Proposer des temps de formation autour du livre jeunesse, constituer une culture commune avec l’ensemble des professionnels en lien avec la petite enfance et y associer les parents. La nécessaire lecturisation de la société qu’évoquait Jean Foucambert (Association Française pour la Lecture) suppose cette mobilisation commune).
  • Impliquer les familles : échanges de livres, lectures parents-enfants, coin lecture familial...

5. Conclusion : Une pratique à double bénéfice

Lire avec un enfant, c’est lui offrir du langage, du lien, de la beauté, du sens, c’est faire entrer le tout-petit dans la civilisation. Mais c’est aussi s’offrir dans un métier très sollicitant psychiquement un temps d’ancrage, d’émotion, de créativité. La lecture partagée est une pratique de bientraitance réciproque. Elle est un geste d’humanité, dans un quotidien professionnel souvent contraint.

Dans un monde accéléré, où la rentabilité prime, lire avec les tout-petits est un acte de résistance poétique. C’est dire que le lien, la voix, le regard partagé, la magie et la musicalité des mots valent plus que la performance ou les seuls rites éducationnels. Pour l’enfant comme pour le professionnel de la petite enfance, c’est une façon de grandir ensemble, dans une joie complice, hors du temps et des performances.

Thibaut Canuti

Bibliographie indicative

  • Marie Bonnafé, Les livres, c’est bon pour les bébés, Gallimard, 1994
  • René Diatkine, Le développement mental de l’enfant, Dunod
  • Tony Lainé, Paroles pour adolescents ou le complexe du homard, Éd. Ères
  • Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes, Odile Jacob
  • Jean Epstein, L’accueil de la petite enfance : quelles pratiques professionnelles ?, Dunod

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